Alors que le principal conseiller de la Maison Blanche, Jared Kushner, déployait la semaine dernière à Bahreïn la première phase d’un plan de paix tant attendu pour le Moyen-Orient, le propriétaire palestinien d’un magasin, Abdul Al-Mohtaseb, était en train de servir du café à la cardamome à l’extérieur de son magasin à Hébron, la ville la plus importante de la Cisjordanie occupée.
Le magasin de Al-Mohtaseb vend des sodas, des céramiques, des tissus traditionnels, et des sacs fourre-tout imprimés avec les images que l’artiste britannique Banksy a dessinées sous forme de graffiti sur la barrière de séparation censée séparer les Israéliens des Palestiniens de Cisjordanie. Il occupe aussi un bien immobilier de premier ordre, donnant sur le site sacré où les musulmans et les juifs croient en commun qu’Abraham, le « père des fidèles », est enterré. L’homme âgé de 58 ans a raconté au TIME le 26 juin que des colons, soutenus par un magnat australien du secteur minier, lui avait un jour proposé 100 millions de $ (88,5 millions d’€) pour son magasin et la maison adjacente. Il a décliné cette offre, dit-il. « Ils m’ont traité de Abdul le dingue. »
Kushner aussi croit que des incitations financières peuvent séduire les Palestiniens des territoires occupés, estimant par le premier aperçu de sa proposition résoudre l’insoluble conflit israélo-palestinien. A l’Atelier « La Paix pour la Prospérité », les 25-26 juin à Manama, le gendre du Président Donald Trump a appelé les investisseurs du Golfe et d’autres pays à lever l’équivalent de 50 milliards de $ (44,25 milliards d’€) sur dix ans pour les infrastructures et les projets de développement, dont une voie de transport entre la Bande de Gaza et la Cisjordanie. « Aujourd’hui il ne s’agit pas de solutions politiques — nous y viendrons plus tard, » a déclaré Kushner.
Mais l’équipe dirigeante de la Cisjordanie installée à Ramallah a boycotté l’événement, et dans une interview donnée le 27 juin à TIME un de ses diplomates de plus haut rang a qualifié le sommet de « conspiration » destinée à faire avancer les ambitions des Israéliens qui annexeraient entièrement la Cisjordanie.
Le plan de Kushner « met la charrue économique devant les bœufs politiques, » a déclaré Husam Zomlot, chef de la Mission Palestinienne au R.U., et n’« est pas censé fonctionner. » Au contraire il est conçu « pour passer le temps pour que Israël achève d’avaler et d’annexer ce qui reste des territoires palestiniens occupés, tout en blâmant les Palestiniens de ne pas monter un cheval politique mort. »
Avant son affectation au R.U., l’Ambassadeur Zomlot était en poste comme chef de la délégation de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) aux Etats-Unis. Mais Trump a fermé le bureau de liaison de Washington en septembre 2018. La Maison Blanche a déplacé l’ambassade des E.U. à Jérusalem, supprimé les subventions pour les réfugiés palestiniens, et signé une déclaration reconnaissant la souveraineté israélienne sur les Hauteurs du Golan—un plateau rocheux que le reste de la communauté internationale considère comme une partie du Sud-Ouest de la Syrie. « Toutes les carottes ont été arrachées et données à Israël. Le seul bâton qui est utilisé l’est contre nous, les Palestiniens, » déclare Zomlot.
Plutôt que de présenter un plan de paix viable, affirme-t-il, la conférence de Bahreïn a été une occasion de faire le don à Israël d’une autre carotte : la normalisation de ses relations avec le monde arabe. Alors que ni les représentants d’Israël, ni ceux de la Palestine n’étaient présents, les représentants d’Etats, d’Egypte, de Jordanie , du Maroc et des pays du Golfe étaient présents. Bahreïn a accordé aux journalistes israéliens — et à au moins cinq rabbins — la permission sans précédent de visiter le minuscule Royaume du Golfe.
Le principal conseiller de Trump a qualifié son plan de nouvelle approche pour résoudre le conflit durant depuis des décennies, plan qui a permis de faire venir à Manama certains puissants acteurs internationaux. Parmi les participants à la conférence il y avait la directrice générale du FMI Christine Lagarde, le dirigeant de la SoftBank Masayoshi Son et l’ancien Premier Ministre britannique Tony Blair. Mais étaient présents aussi une pléiade de promoteurs immobiliers, de banquiers, et de directeurs des Relations Publiques, dont beaucoup n’ont aucun lien avec le conflit.
Les rapports des médias à Bahreïn ont décrit un assortiment de tables rondes dans lesquelles les intervenants comparaient Gaza à un« Protocole Internet de haute fréquence », et une présentation, dans le style de conférence TED, de la part du président du conseil d’administration de la FIFA, le football mondial, qui donnait des conseils sur la façon dont le sport pourrait aider les Arabes à améliorer leur image. Kushner, à ce que l’on rapporte, a prononcé un discours dans lequel il imaginait la Bande de Gaza paupérisée comme une destination touristique, en omettant de mentionner le blocus depuis 12 ans du territoire sous contrôle du Hamas par Israël et l’Egypte, ainsi que l’occupation de la Cisjordanie par Israël depuis 52 ans, ce qui restreint le commerce et les déplacements des travailleurs.
Au cours d’un message en direct au sommet de TIME 100 [1] en avril, Kushner a déclaré que les tentatives passées pour résoudre le conflit ont commencé par un processus et ont ensuite essayé d’arriver à une solution. Au lieu de cela, « nous commençons par une solution et ensuite nous travaillerons sur un processus pour essayer d’y arriver. »
Mais la solution demeure floue. L’appel à des élections à des élections anticipées l’an dernier du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu en difficulté a retardé le dévoilement de l’ensemble du plan, dont Kushner a dit à TIME en avril qu’il serait publié après le Ramadan, le mois sacré des Musulmans. Mais à la suite de l’échec de Netanyahu à former un gouvernement le mois dernier, il n’est maintenant pas attendu d’ici au moins l’automne, après que les Israéliens ont exercé à nouveau leur droit de vote et que celui quel qu’il soit qui sera élu forme un nouveau gouvernement.
Le rôle des pays arabes serait essentiel à tout plan de paix éventuel, et le CCG [2] a ces derniers mois accru ses relations amicales avec Israël. La collaboration militaire secrète entre Israël et certains pays arabes remonte aux années 1960, et Israël a établi des relations publiques avec le Qatar et Oman pendant les pourparlers d’Oslo. Mais la détente actuelle, en grande partie conduite par l’opposition commune à l’Iran, constitue « la relation la plus étroite et la plus officielle dans le cadre de ce qui est possible dans ces circonstances, » déclare Ehud Eiran, expert en sciences politiques à l’Université israélienne d’Haïfa.
Dans leur ruée vers Bahreïn, les dirigeants arabes ont réitéré leur engagement en faveur d’une solution à deux Etats dans laquelle les Palestiniens auraient un état indépendant. Selon le sondage effectué par L’Institut Israélien sur la Démocratie installé à Jérusalem environ la moitié des Israéliens soutiennent aussi une solution à deux Etats. Mais ce soutien va de pair avec « un profond scepticisme sur la question de savoir s’il y a une perspective tangible que cela se produise, » déclare le Président de l’IID, Yohanan Plesner.
Alors que Netanyahu porte une part de responsabilité, déclare Plesner, le scepticisme est renforcé par l’échec des pourparlers de paix passés, le bain de sang de la Seconde Intifada, la transformation de Gaza par le Hamas en un état en faillite qui attaque les civils israéliens, et les « incessants niveaux de provocation » de la part de la direction palestinienne basée à Ramallah. Kushner, dans une interview du 26 juin à CNN, a refusé de dire si les E.U. soutiennent toujours une solution à deux Etats.
Quelle que soit la date où son plan sera dévoilé dans son ensemble, il sera vraisemblablement trouvé que de chaque côté les positions sont gravées dans le marbre. En face de l’antique site religieux de Hébron, Al-Mohtaseb dit à TIME que six générations de sa famille ont habité dans sa maison, qui remonte à environ 350 ans. Il avait neuf ans quand Israël a pris le contrôle de la Cisjordanie et alors qu’il n’a aucun problème pour habiter « en égalité » côte à côte avec les Juifs, il maintient sa décision de ne pas vendre aux colons. « Vous pouvez acheter une voiture, un cheval, un âne, » dit-il, « mais vous ne pouvez pas acheter une personne qui a de l’honneur. »
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT prisonniers de l’AFPS